김대중의「Le Monde」지 인터뷰

  김대중은 1994년 5월에 프랑스의 유력 일간지「Le Monde」와 북한 핵문제를 중심으로 인터뷰를 가졌고 5월 17일자《논쟁(DEBATS)》란에 실렸다. 여기에서 북한 김일성 정권을 바라보는 김대중의 시각이 잘 나타난다.

인터뷰 원문

  Un entretien avec Kim Dae-jung

《La pensée asiatique a véhiculé des valeurs qui coincident avec l'esprit de la démocratie》

  - Votre vie est intimement liée à l'histoire moderne de la Corée depuis la libération de la colonisation japonais en 1945. Quelle leçcon retirez-vous de l'évolution de votre pays au cours de ces cinquante dernières années? 
  - L'histoire de la Corée au cours du demi-siècle écoulé a trois caractéristiques : un développement graduel de la démocratie, l'expansion de l'économie et la division de la péninsule. Notre histoire récente a en outre été marquée par la domination, même après la libération du joug colonial, par les éléments projaponais. Notre première tâche aurait du être de les éliminer. Or, l'ex-police japonaise est devenue notre police, les bureaucrates de l'administration japonaise et, d'une manière générale, les collaborateurs du régime sont devenus les fonctionnaires et les dirigeants de la Corée du Sud. Il en va de même des militaires et d'une partie du monde intellectuel. En Corée, nous disons que les fils des collaborateurs du régime japonais sont riches pendant trois générations et que ceux qui les ont combattus seront pauvres pour trois générations.          
  ≫ Il a pourtant existé dans ce pays un mouvement national qui a lutté contre le colonialisme dès 1905, lorsque le Japon plaça la Corée dans une situation de dépendance qui allait en 1910 se muer en annexion. A la suite du mouvement de libération de 1919, un gouvernement en exil fut établi à Shanghaï. Bien qu'au lendemain de la libération une partie des Coréens aient lutté contre ce maintien au pouvoir des collaborateurs, les Etats-Unis les sont soutenus au nom de la défense de la stabilité et ils les ont laissés réprimer le mouvement démocratique au nom d'un anti-communisme qui a été le prétexte de la répression jusqu'à l'arrivée à la présidence en 1988 de Roh Tae-woo.    
  ≫ En matière de développement, de grands progrès ont assurément été accomplis, mais plus l'économie s'est développée et plus s'est accentué le fossé entre les possédants et ceux qui ne le sont pas, entre les campagnes et les villes et entre les régions. Depuis que Kim Young-sam est arrivé au pouvoir(1993), les militaires ont été écartés, et, sur ce point, je ne puis que me féliciter de sa politique.      
  ≫ Mais on ne peut parler encore d'une authentique démocratie en Corée. L'histoire elle-même est encore prisonnière de la censure des régimes militaires. Il faut ouvrir le débat, réviser les manuels scolaires. Ce sera là un grands pas vers une plus grande démocratie. 
  - Pensez-vous que les régimes musclés du passé (Syngman Rhee, Park Chung-hee et Chun Doo-whan) furent un mal nécessaire pour permettre à la Corée de sortir de l'ornière de la misère et faire face à la menace du Nord? 
  - Ce sont là des excuses. C'est la démocratie qui donne de bonnes raisons de s'opposer au communisme. Avec un régime démocratique, nous aurions pu procéder à un développement économique plus sain et plus équilibré, axé sur une répartition plus juste de la richesse. Le plus grave problème de ce pays aujourd'hui est l'injustice sociale. 
  - L'expérience du gouvernement Chang Myon, porté au pouvoir par la révolte étudiante du printemps 1960 qui mit fin à la dictature de Syngman Rhee, ne fut pas tres concluante? 
  - Park Chung-hee a justifié son coup d'Etat militaire de mai 1961 en invoquant le risque d'une subversion communiste, le désordre social et la corruption du gouvernement. Or, à peine douze jours après l'inauguration du gouvernement Chang Myon, Park Chung-hee et d'autres officiers s'étaient réunis pour formenter un complot visant à le renverser. Et, dès qu'ils prirent le pouvoir, ce fut pour appliquer le plan économique de cinq ans du gouvernement qu'ils venaient de renverser. Je reconnais que Park Chung-hee contribua à l'essor économique de ce pays : la répression dans un pays dont l'économie a pour atout les bas salaires a un effet《positif》en termes d'efficacité, mais une telle politique s'est aussi traduite par une corruption au sommet qui s'est étendue au pays entier et par l'injustice sociale. La seule contribution du régime Park Chung-hee fut de redonner au peuple une confiance en soi qu'il avait perdue.   
  - D'où tirez-vous vos convictions politique et morales? D'un héritage national, de votre foi catholique? 
  - Des deux. Assurément de ma foi chrétienne. Mais aussi de ma certitude en la justice de l'histoire. Pour un certain temps, un régime ou un homme peuvent se maintenir au pouvoir par la force, mais, à terme, ils sont condamnés. Celui qui est attaché aux valeurs de justice et de démocratie, même s'il est vaincu au cours de sa vie, triomphera dans l'histoire. Lorsque je fus condamné à mort par le régime Chun Doo-hwan, j'ai eu bien sur peur de mourir, mais je n'ai pas changer de position, bien que l'on m'ait promis la liberté en échange de ma collaboration. On m'a alors menacé d'être exécuté dans les jours qui suivaient. Je n'ai pas fléchi parce que j'avais la ferme conviction que l'histoire me jugerait.            
  - Vous avez souvent été accusé d'être favorable au communisme par les régimes militaires. Pourriez-vous expliquer la notion coréenne de《minjung》(le peuple, les masses), à laquelle vous faites souvent allusion? 
  - Minjung ne signifie pas prolétariat. Mais la masse des gens ordinaires. Ceux qui demandent justice et liberté. Cette notion est ancrée dans la tradition nationale. Ainsi est-ce ce peuple anonyme et pauvre qui lutta contre l'invasion mongole au ⅩⅢe siècle, alors que le gouvernement s'etait replié sur une île, puis contre le colonialisme japonais. Minjung se confond avec l'idée de nation avant l'introduction de la notion d'Etat-nation. Il est animé par un sentiment viscéral d'appartenance.   
  - La division de la péninsule est un problème qui obsède les Coréens. Vous avez proposé la création d'une confédération. Ce programme vous semble-t-il réaliste aujourd'hui encore? 
  - Plus que jamais. Sous les régimes militaires, l'idée d'une confédération n'a pas retenu l'attention du pouvoir, qui envisageait la réunification sous la forme d'une absorption. Celle-ci est une voie erronée pour deux raisons : la leçon de l'exemple allemand ; ensuite, les risques qu'elle comporte. Elle donnerait de bonnes raisons à Pyongyang pour se doter de l'arme nucléaire. En outre, la Chine n'accepterait jamais une telle solution. Pékin a des intérêts vitaux en République populaire démocratique de Corée(RPDC). Du point de vue géographique, les deux pays ont une frontière commune de plus de mille kilomètres. La RPDC offre en outre à la Chine un accès essentiel à la mer Jaune et une protection pour la Mandchourie et les nouvelles zones industrielles du nord-est de la Chine. Si nous poursuivions ce projet d'absorption, je suis convaincu que la Chine interviendrait directement en Corée du Nord et apporterait un soutien militaire à Pyongyang s'il le fallait. On doit se souvenir qu'au début des années 50 la Chine s'engagea dans la guerre de Corée pour protéger la RPDC, qui représentait des intérêts géostratégiques essentiels pour Pékin. Les Etats-Unis ne tinrent pas compte des mises en garde des Chinois. L'exemple allemend, en outre, nous incite à procéder graduellement. 
    


L'objectif de Kim Il-sung est de normaliser les relations avec les Etats-Unis. La menace nucléaire fait partie du marchandage


  Dans mon hypothèse d'une confédération des deux Républiques, au cours d'une première étape seraient maintenus deux gouvernements indépendants en matière de défense, de diplomatie, et d'affaires internes. La confédération aurait un organe commun composé de délégués du Nord et du Sud chargé de promouvoir les échanges, la coopération, et, en restaurant une confiance mutuelle, d'ouvrir la voie à la constitution, à terme de dix ans ou plus, d'un Etat fédéral. La Corée du Nord a d'abord été favorable au passage d'emblée à la fédération, puis ses dirigeants, dont le ministre des affaires étrangères Kim Young-nam, ont déclaré qu'ils étaient prêts à discuter ma proposition.   
  - Quel objective pensez-vous que le régime de Pyongyang cherche à atteindre en jouant  la carte  de la menace nucléaire? 
  - L'objectif de Kim Il-sung n'est pas de se doter de  l'arme nucléaire, mais de normaliser les relations avec les Etats-Unis et le reste de la communauté internationale. La《menace nucléaire》fait partie d'un marchandage. Car, enfin, même avec une ou plusieurs bombes, que peut-il faire? La situation économique de la RPDC est extrêmement mauvaise. S'il n'obtient pas une aide extérieure, le marasme finira par emporter le régime. Actuellement, le PNB de la RPDC est le dixième de celui de la Corée du Sud. Demain, ce sera le quinzième, le vingtième. Si la RPDC se lance dans une aventure militaire, sans doute pourra-t-elle détruire une partie de la Coree du Sud, mais elle ne peut pas espérer la victoire. Je pense qu'il y a une logique dans l'attitude de Kim Il-sung et qu'il ne se lancerait pas dans une action suicidaire. Il cherche une issue honorable.         
  ≫ La RPDC a changé trois fois sa conception de la réunification au cours de ces cinquante dernières années : jusqu'en 1953, Pyongyang a voulu《communiser》le Sud par des moyens militaires. Ce fut en échec. Par la suite et jusqu'à l'effondrement de l'URSS, la RPDC joua la subversion. Ce fut également un échec. A partir de 1991, Pyongyang a changé radicalement d'orientation, en acceptant une entrée simultanée des deux Corées aux Nations unies (refusée pendant quarante ans). En outre, alors que, depuis 1973, Park Chung-hee a proposé une reconnaissance croisée des deux Corées (par les Américains d'une part, la Chine et l'URSS de l'autre), Pyongyang a demandé à Washington de normaliser les relations. Dans les faits, cette reconnaissance croisée n'a jusqu'à présent profité qu'à Séoul (qui a établi des relations avec la Russe et la Chine). Aucun pays occidental n'a fait de même avec le Nord. Il est légitime que la RPDC se sente isolée, voire trahie, car elle n'a rien obtenu en échange d'une reconnaissance de facto de la Corée du Sud par l'accord entre Nord et Sud de 1991.
  ≫ Pour ma part, je discerne des évolutions dans la position des dirigeants de Pyongyang (notamment les déclarations de Kim Il-sung sur le succès de la politique de réforme en Chine en septembre 1993), et je pense que nous devons les aider à faire de la Corée du Nord une autre Chine, plutôt que de les acculer. Je crois davantage dans la persuasion que dans la force : la guerre froide n'a pas fait changer l'URSS, mais la détente a progressivement conduit à l'écroulement interne système. Il en est allé de même au Vietnam : les Français puis les Américains ont echoué. Cuba est un autre exemple. Quant à la Chine, le changement a commencé avec la reconnaissance de Pékin par Richard Nixon. Aujourd'hui, je crois que la Chine ne représente plus un danger pour le reste du monde. Ces leçons de l'histoire devraient nous inciter à avoir une approche plus réaliste et souple du problème de la Corée du Nord pour l'amener à changer.       
  - Comment expliquez-vous la crise actuelle? 
  - En surface, il y a confrontation. Mais je pense que l'enjeu est clair. La Corée du Nord est prête à renoncer à son programme nucléaire le jour où elle obtiendra une normalization de ses relations avec les Etats-Unis. Washington, pour sa part, veut que la RPDC abandonne son programme nucléaire afin de faciliter un prolongement du traité de non-prolifération en 1995.      

- N'est-ce pas là depuis des mois le《marché》que négocient Américains et Coréens du Nord?

  - Je crois que les enjeux et les bénéfices réciproques n'ont pas été suffisamment clairement définis. En d'autres termes, la solution est politique. Or, jusqu'à présent, les Etats-Unis visent une solution technique : l'inspection des sites nucléaire par l'Agence internationale pour l'énergie atomique.

- Depuis la fin de la guerre froide, on note, sur le plan mondial, une montée des nationalisme et, en Asie, une tendance à contester ce qui est perçu comme l'hégémonie des valeurs occidentales. Comment interprétez-vous ces évolutions?

  - Depuis l'effondrement de l'URSS, trois phénomènes tendent à devenir universels : la démocratie - cantonnée essentiellement, au cours de ⅩⅩe siècle, au monde occidentale -, l'économie de marché et le nationalisme. Alors que la variable militaire tend à décroître dans le jeu de pouvoir, la puissance économique prend une importance déterminante et se conjugue à un retour en force de revendications culturelles ou religieuses. Au point que certains vont jusqu'à parler d'《un conflit de civilisation》 pour le siècle prochain (1).      


La grande question du siècle prochain sera de savoir comment s'établira une coopération entre l'Occident et l'Asie de l'Est.


  Dans le passé, l'Occident avec une population comparativement faible, a dominé le monde. Cette époque est achevée. L'Asie de l'Est a été dans le passé l'un des grands foyers de civilization. Au cours des deux derniers siècles, en revanche, elle fut sous la domination occidentale. Aujourd'hui, nous revenons à une situation d'équilibre plus normale. Je ne pense pas que l'Asie de l'Est ait l'ambition de dominer le monde comme le fit l'Occident. La grande question du siècle prochain sera de savoir comment s'établira une coopération entre ces deux parties du monde.      
  ≫ Peut-on affirmer une tradition asiatique au nom de laquelle on pourrait rejeter les valeurs démocratiques ou les droits de l'homme comme étant l'expression d'une hégémonie occidentale? Je ne le pense pas. La pensée asiatiques a véhiculé des valeurs qui coïncident avec l'esprit de la démocratie. Ce qui nous a manqué, c'est la capacité de traduire ces valeurs en institutions et en un système politique. Pour un penseur comme Mencius, par exemple, qui vécut en Chine il y a plus de deux millénaires et exerça une grande influence sur le confucianisme, l'empereur, Fils du Ciel, a pour mission d'établir un bon gouvernement. S'il faillit, le peuple est en droit de le renverser. Il me semble qu'il y a là une correspondance avec l'idée de《contrat social》du philosophe anglais John Locke à la fin du ⅩⅦe siècle. La compassion et la bienveillance qu'enseigne le bouddhisme ne se sont certes pas traduits en une Déclaration des droits de l'homme, mais cette doctrine n'en véhicule pas moins l'affirmation de la dignité et de l'absolu de la personne humaine. En Corée, le fondateur du mouvement religieux Tonghak (Savoir de l'Est) (2) identifie l'Homme au Ciel et affirme qu'on doit servir le premier comme on sert le second. Je crois que les racines de la démocratie et du respect de la personne existent dans les deux traditions occidentale et asiatique. La grande différence est que l'Europe a su les ériger en système social. Mais l'idée démocratique n'en existe pas moins aussi en Asie. ≫             


                       Propos recueillis par PHILIPPE PONS

(1) Samuel Huntington《The Clash of Civilisations?》, Foreign Affairs, vol. 72, no 33, ètè 1993. (2) Fondé par le prédicateur Choe Che-u (1824-1864), le Tonghak est un mélange de confucianisme et de taoïsme, conjugués à des pratiques chamanistes. Le mouvement connut un essor en reaction contre l'impérialisme occidental et la propagation du catholicisme. Sa doctrine contenait des éléments subversifs pour le pouvoir tel que l'egalité entre les hommes et la dignité des pauvres. Le Tonghak joua un grand rôle dans les révoltes paysannes de la fin du ⅩⅨe siècle.